L'homme qui voulut devenir célèbre

Publié le par zorba




Au début, on ne le connut dans la commune que par ses tournées de démarchage et d'encaissements. Puis, lorsque Monsieur P... eût constitué son portefeuille clients, il changea peu à peu de casquette. Monsieur P... s'intéressa davantage encore à la vie des gens. De plus en plus présent, il finit par intégrer le conseil municipal à la faveur d'une élection. Il fut simplement chargé de la voierie. Très vite il parut compétent, par sa connaissance des chemins vicinaux, par son omniprésence sur les lieux, mais il soignait aussi ses relations personnelles. Très soignées, ses relations, toujours en entretiens, pour tel ou tel motif, sur le moindre des détails de la vie rurale, qui eusse paru futile à l'observateur inattentif mais très important dans la vie du citoyen. Au service de tous, il rendait même service : porteur de plis, faiseur de commissions, parfois des plus délicates. Jusqu'à accompagner Untel chez le notaire, négocier l'achat d'une parcelle...
Monsieur P... devint assez vite celui dont on ne pouvait plus se passer. Mais toujours dans une discrétion de bon aloi si bien qu'il savait tout, mais n'usait qu'à bon escient de ses connaissances, un peu comme le docteur ou le confesseur. Il fut élu maire. En remplacement du précédent et dans sa foulée, sans histoires.
Et de là, aussitôt, il visa le conseil général. Il se montra de plus en plus pressé. A trente cinq ans, Monsieur P... était la personnalité qui comptait, sur laquelle compter, partout présent, représentant de tous, à tous les postes qui passaient à sa portée, administrateur du Crédit Agricole, délégué de ceci, Président de celà, et toujours dans la foulée des hommes politiques installés. Pas un jour sans qu'il ne fût dans le journal, coude à coude, ou au moins dans un coin de la photo, avec le puissant du moment.
Monsieur P... dévoilait ainsi sa vraie nature. Parti petit, il fallait qu'il fût partout, connu de tous, sachant tout sur tout, et surtout soignant ses relations, s'en créant de nouvelles à tout propos, entrant partout, dans tous les cabinets, se substituant à la moindre occasion, parlant au préfet...
Sa technique ? Il savait en trois secondes de conversation deviner ce que son interlocuteur désirait au fond de lui. Et donc la question devenait : "Que pouvait-il lui apporter, et auprès de qui l'obtenir ?". Et il l'obtenait pour son nouvel ami. Auquel nouvel ami il disait : "Cà reste entre nous bien sûr". Et aussitôt de savoir dans quelle oreille le glisser pour répandre l'idée de son entregent. Si bien que l'on sollicitait Monsieur P..., car Monsieur P... saurait à qui s'adresser "en haut lieu".
De toutes les photos et de toutes les manifestations, il avait acquis cette faculté de se rendre présent et visible comme s'il n'y avait que lui, ce que d'aucuns savaient bien sûr lui reprocher. Mais que faire contre un tel savoir-faire...? L'opposant éventuel aurait dû avoir de solides relations...et Monsieur P... ne s'opposait jamais à qui avait des relations, il s'en servait plutôt. Pourquoi indisposer sans nécessité absolue n'est-ce pas...? De temps en temps quelque algarade bien sûr, mais toujours bien soutenu. Et l'obstacle franchi ou contourné, il reprenait ses bons offices, soignait sa publicité.
Par exemple, en visite de chantier d'une réalisation financée par le Conseil Général, il monta, casque orange sur la tête, sur un cylindre compacteur garé sur le site et aussitôt le reporter de la chaîne régionale tenait son image du jour, Monsieur P... simulant la manipulation d'un énorme engin, applaudi par quelques obligés à qui il avait naguère rendu service.
Terminé pour lui ce jour-là, il avait ce qu'il voulait, on parlerait de lui. Blackberry en mains, Monsieur P... conjecturait déjà sa prochaine prestation.
Quelque chose lui coinça le talon. Dans son dos, l'énorme compacteur s'était mis en mouvement sur la pente et l'écrasa méthodiquement. Juste un couinement et c'en fut fait. Il devint célèbre
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Publié dans philosophie

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C
C'est fou le nombre de gens qui deviennent célèbres à titre posthume.
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