Carrière

Publié le par zorba

Carrière.


Les lieux ont une âme. L'âme des hommes. Ce sont les hommes qui donnent aux lieux leur âme. Même les plus inattendus. Une mine par exemple, un trou, un simple trou, ont une âme, si des hommes y ont vécu, frotté leurs mains aux parois, trimé peut-être. Une simple église abandonnée : tant de gens s'y sont mariés, y ont été baptisés, et chaque Dimanche, sans qu'un seul ait été manqué...mais aussi, chacune des pierres du soubassement : elle a été taillée, transportée, manipulée plusieurs fois, avant d'être élément de ce pilier. Chacune porte les pensées du moment de celui qui les a ciselées. On ne sait pas laquelle, pensée, mais le tailleur du XII° siècle pensait forcément à quelque chose. La dureté de la vie, peut-être, ou sa chance d'être employé, ou la santé de son dernier-né, qui peut savoir. En tous cas c'est sûr, une pensée est attachée à chaque chose, chaque lieu. Quelles pensées sont attachées à la carrière de Cardaillac...? Sacrée carrière, qui en a connu, des carrières...
Le plus beau, c'est qu'avant qu'elle fût carrière, un italien était venu s'installer là, après être passé par les mines de la Lorraine, avec ses sabots. Et ses douze enfants. Douze, à nourrir. Sur une terre calcaire, ingrate, sèche comme une figue, où rien ne voulait pousser, sauf l'herbe à moutons. Fallait-il qu'il fût désespéré, l'italien, pour dire à sa terre un jour : "Hé bien, si tu ne veux rien donner, je vais te l'arracher des entrailles, la nourriture..." Et il s'était mis à creuser, à casser à coups de masse, à débiter en petits morceaux ce sous-sol de calcaire blanc, un calcaire dur, ah si vous saviez, comme il tintait clair, et qui vous renvoyait la masse à la gueule, si vous étiez maladroit. Et il s'était mis à la vendre, sa pierre, pour en empierrer les chemins de ferme. Charrette à boeufs, oui monsieur, çà faisait long la journée de carrier, tout à la main. Puis il empierra les chemins vicinaux, puis les départementales, avec ses douze fils. Douze fils dont aucun ne savait lire ni écrire sauf le petit dernier. Mais qui savaient extraire la pierre, çà oui, dès douze ans. Et qui dès lors mangèrent à leur faim. C'est le fameux petit dernier qui s'occupa de la paperasse. Car il commençait à y en avoir. La demande explosa, plus encore que les explosifs qu'ils utilisaient à présent car c'était juste l'époque où l'on empierrait et goudronnait les routes à tour de bras, toutes le routes, grandes et petites. Fin des années quarante, et la suite... Il y en avait un, de ces fils carriers qui, parvenu à la retraite et même plus, dans les années 80, disait à son passager : "Tu vois, toutes ces routes du département ? Je les connais toutes, mètre par mètre. Tu vois, une route suit toujours les anciens points d'eau, les sources, et tu en trouves une tous les cinq cents mètres, à peu près. Tiens là, y en a une. Là, une autre. Et on pouvait y aller, le point d'eau, le gouttier étaient toujours là.
Le front de carrière, blanc comme la neige, s'étirait alors sur 200 mètres de largeur, et sur au moins trente de haut. Et toujours une pierre dure, qui tintait aussi clair mais là, ce n'était plus la masse qui donnait, c'étaient les coups de mine, les chargeuses, les tapis de convoyage, les concasseurs, les tracto-pelles, les camions et vas-y. Ah c'était autre chose que la misère du début... Et puis voilà, le plus jeune frère, celui qui avait de l'instruction, mourut d'une embolie. En pleine réussite. Et la carrière s'endormit. Fin des travaux, en même temps. Toutes les routes étaient faites. Les plus malins des frères se partagèrent l'essentiel et les autres, tiens une maison pour lui, une autre pour l'autre, et puis allez, c'est bon... circulez. Disons même que le plus malin de tous prit un avocat qui lui arrangea tout çà au mieux. Les autres ne surent que dire, qui voir, ils étaient juste habitués à trimer. Vieille histoire...
Un neveu, un petit jeune, s'était installé pas loin, comme entrepreneur de bâtiment et venait de temps en temps chercher quelques cailloux, bon voilà. Fin de la carrière. Eh oui, triste fin, pour une si belle épopée. Toute la famille, les douze, enfin onze maintenant, éparpillée, désunie.
Et puis la nouvelle éclata : la construction d'une centrale nucléaire. Alors là, on parlait d'autre chose dites. Pas de malheureux cailloux. Des enrochements à fournir pour l'aménagement des berges du fleuve, en veux-tu en voilà, des trains entiers de camions, l'un derrière l'autre. Et comme par hasard, échantillonnages prélevés, analysés, c'était la carrière de Cardaillac la meilleure de toutes : une pierre dure, ingélive, bref elle passa tous les tests de contraintes voulus, par le truchement du petit neveu.
Ce dernier avait approché son oncle. A qui il ne parlait pas depuis, ben depuis la fin de la carrière et il était minot. L'oncle, devenu vieux, n'était sans doute pas fâché de voir renaître cette carrière après tout, et comme il ne savait pas compter, enfin si, il savait compter dans sa tête çà oui, mais pas à ces hauteurs-là, il loua la carrière à son neveu. Une bouchée de pain. Et non pas au mètre cube exploité par exemple. Devait lui manquer pas mal de zéros dans sa tête, sûr. Ou alors était-ce un geste de repentir tardif pour s'être jadis approprié... allez savoir.
Du coup la carrière repartait. Avec du sang neuf. Signature de marchés mirobolants. Ah çà, le neveu avait en poche de quoi remuer, je vous le dis. Et il remua. A crédit bien sûr. Comme il n'avait pas encore l'argent au bout des doigts, mais qu'il fallait se préparer à fournir d'abondance, constituer des stocks afin de respecter les délais, il se fit nantir les marchés auprès des banques, acheta en crédit-bail les engins nécessaires, enfin pas tous quand même mais de quoi commencer, s'associa pour la forme à un copain assureur qu'il envoya aussitôt en stage pour passer un brevet de mineur - il savait miner lui-même, placer des explosifs, son père était mineur, mais n'avait pas le brevet, or il fallait qu'un responsable en fût titulaire et il n'avait pas le temps d'aller passer un brevet vous pensez bien... - il embaucha les premiers personnels et en avant, c'était parti pour la gloire. Un coup de pot pareil, c'est tous les mille ans.
Et il se passa ceci que les mouvements écologistes, antinucléaires, manifestaient pas mal dans le coin. Qui n'avait jamais autant vu d'écologistes. Lesquels venaient d'ailleurs. Avec des méthodes musclées. Ils s'introduisirent une nuit dans le parc de camions de l'entreprise de gros-oeuvre, celle qui fait le béton quoi, et firent sauter tous les camions. Un vrai massacre. Au moins quarante véhicules. Bien. Les assurances paient bien sûr, ou en tous cas quelqu'un et en bout de course, c'est toujours le contribuable. Fin de la parenthèse, tout çà pour dire que de toute façon, çà fait des affaires pour les marchands de camions, les ferrailleurs, les assureurs, enfin tout le monde quoi. Donc, faites parler la poudre, c'est toujours bon pour les affaires. Sauf que là, les affaires de la carrière...
Le projet de centrale fut mis au congélateur, pour calmer les esprits. Et pendant ce temps, les traites du matériel se présentaient à échéance au neveu. Qui ne livrait rien, ne vendait rien, n'encaissait rien. Lorsqu'il fit appel derechef aux banquiers : "Mais on sait bien que le projet est abandonné". Abandonné... ? Allez donc faire entendre raison à quelqu'un qui ne veut rien entendre. Qui s'en fout par-dessus le marché d'ailleurs, c'est pas ses sous. Ou qui même s'est fait graisser la patte par allez savoir qui donc a intérêt... Bref, c'est pas le lieu. Huit jours plus tôt, courtisé, le neveu, qu'il était ! Huit jours plus tard, personne ne le connaissait plus. Mais pas plus qu'une crotte de chien. Sauf les traites, bien sûr, qui elles le connaissaient très bien. Elles connaissaient aussi le copain assureur associé qui à l'étourdie s'était porté caution solidaire et avait hypothéqué son cabinet d'assurance. Une miette dans un maelström.
Commença alors pour les deux compères une lente agonie. Tout leur tombait dessus, tandis que les responsables des marchés, les décideurs, se mettaient en silence radio. Tout se passait, se décidait, ou plutôt ne se décidait pas, au-dessus de leur tête. En haut lieu. Quel haut lieu ? Alors là, dédale...
La carrière à peine ressucitée vécut là de nouveau ses jours les plus sombres... Ouverte pour donner à manger à douze gosses, elle s'était montrée plus que généreuse pour qui voulait lui donner sa sueur. Et soudain, la voilà dépassée par les manigances des uns et des autres. Alors qu'elle ne demandait qu'à donner, elle avait le ventre plein. A peine avait-elle commencé à délivrer ses premiers blocs, stockés et prêts à charger, que le silence retombait sur elle. Avec ses engins flambants neufs et plus immobiles que des tas de ferraille. Immobiles aussi les décideurs, qui ne décidaient rien. La carrière, c'était vraiment le cadet des soucis bien sûr, pour l'heure, il importait d'abord de calmer les esprits échauffés. Les procédures furent engagées. Huissiers. Citations à comparaître. Constat de cessation de paiements. Faillite. Pas frauduleuse, non. Pas la prison. Mais faillite quand même, c'est çà les affaires. Pas de sentiment, quand çà va mal. Oh quand çà va bien en revanche, les sentiments çà marche. Tout marche même au sentiment. A la confiance. On se retrouve vite parrain du fils de l'un, témoin de mariage de l'autre. Il faut en refuser. Tout le monde en voudrait. Enfin bon, c'est pas le lieu hein. Ni le moment.
Liquidation. L'ancien concurrent malheureux, parce que sa pierre était moins bonne, approche l'oncle propriétaire et lui fait une offre mirifique. Que ce dernier s'empresse d'accepter. Les marchés annulés, le neveu se démerde avec les créanciers, c'est à dire qu'il y laisse son caleçon et qu'il s'endette à vie, tandis que la procédure de construction de la centrale est réactivée six mois plus tard et que le concurrent en question rafle les nouveaux marchés.
La carrière est sauvée, de toute façon. Si ce n'est pas avec l'un, c'est avec l'autre. Sauf que tout un pan de son âme disparaît. Ouverte pour nourrir une marmaille, ce dont nul ne se souvient plus, elle finit par alimenter une cathédrale nucléaire. Car le repreneur, lui, il fait des affaires. Il est même loin de se douter que dans son enfance de carrière, la carrière a été le dernier recours désespéré d'un pauvre italien en sabots qui était passé par la Lorraine, et qui voulait nourrir ses gosses - douze qu'ils étaient. Et pour tout dire, le saurait-il qu'il s'en fout, le repreneur. Par ici les grosses coupures. L'âme d'un lieu ne pèse rien devant des grosses coupures. Les lieux ont une âme. L'âme des hommes. Enfin, tant qu'il restera des hommes pour leur en donner une, et s'en souvenir.

Publié dans philolettres

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M
<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Kikou Zorba :0059:<br />  <br /> Suis dubitatif à la lacture de ton article, je reviendrais lire.<br />  <br /> Bonne fin de dimanche et à bientôt.<br /> Bisousssss...
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Z
<br /> Dubitatif mais pourquoi donc ? C'est pourtant une histoire vraie...<br /> <br /> <br />
C
Envie de me cacher dans une grotte au fond des bois quand je lis des histoires pareilles.
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M
Bravo à toi de lui avoir si bien rendu son âme, à ce lieu chargé de mémoire... ça n'empêchera pas les affaires de se faire mais ça permet de se dire qu'il n'y avait pas que cela, à la base... qu'une autre voie était possible et l'est toujours...
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Z
<br /> <br /> Tiens, tu as déjà lu ? Tu es rapide...<br /> <br /> <br /> A l'origine de toute affaire humaine, il y a le sentiment. La preuve, cette histoire est vraie.<br /> <br /> <br /> <br />