Essence

Je ne pensais pas qu'un jour je toucherais le fond.

J'ai une tondeuse. Quasi neuve. Belle-maman, qui habite à une vingtaine d'encablures de chez moi, en a une aussi. Quasi neuve. Et c'est moi qui passe la tondeuse de belle-maman chez belle-maman. Jusque-là, c'est simple.

Belle-maman a aussi un bidon d'essence sans plomb 95 ou 98 qui sert à faire le plein de sa tondeuse. Et depuis des années je fais le plein de la tondeuse de belle-maman à l'aide du bidon d'essence de belle-maman, dont le contenu lui-même est renouvelé par les soins de belle-maman lorsqu'elle passe à la pompe. Après ne me demandez pas qui fait le plein de la pompe, c'est une filière que je ne suis pas de près.

Donc, je fais le plein de la tondeuse de belle-maman avec le bidon d'essence de belle-maman pour tenir propret son lopin et là, fiasco sur toute la ligne, la tondeuse de belle-maman refuse de démarrer. Catégorique. Comme mes compétences les plus pointues en matière de tondologie se bornent au démontage-nettoyage de la bougie, j'ai vite fait le tour de mes capacités et décide d'aller chercher la mienne, de tondeuse, afin de mener à bien la tâche que je me suis assignée pour ce beau jour de printemps. Charge dans le coffre de voiture, décharge du coffre de voiture, et nous voilà partis, démarrage de tondeuse (la mienne), opération réussie. Ayant tondu environ un arpent de gazon, panne sèche. Normal, l'autonomie d'une tondeuse a ses limites. Il me manque à peine quelques coudées pour terminer et je mets donc de l'essence du bidon de belle-maman dans ma tondeuse à moi et là, plus personne. Deux trois pets et puis plus rien. Sacredieu, çà va pas recommencer quand même ! Et si...! Cà recommence !

Un horrible soupçon virevolte et vient se loger en plein dans ma comprenette. La tondeuse de belle-maman, dont j'ai fait le plein avec le bidon d'essence de belle-maman, ne démarre pas. Bien. Cà peut arriver. Mais ma tondeuse à moi a très bien fonctionné jusqu'au moment où j'en ai fait le plein avec le bidon d'essence de belle-maman. N'y aurait-il pas un rapport de causalité ? Ne suis-je pas en droit d'émettre une hypothèse d'inférence logique ?

Sur ce, midi sonne. Et belle-maman m'invite gracieusement à déjeuner. D'accord ! Afin de m'ôter d'un doute lancinant, je lui fais part de mon débat interne sur le contenu de son bidon d'essence, à elle, qui pourrait éventuellement être autre chose que de l'essence. Je ne sais pas moi, du gasole par exemple. Mais belle-maman est une adorable personne aux idées bien arrêtées, et on ne la lui fait pas. « Tu n'y penses pas, c'est moi-même qui ai fait le plein et c'est le même bidon dont tu te sers depuis des années... ». Qu'est-ce que je vous disais ! En effet, le bidon est reconnaissable entre mille, d'ailleurs il n'y a que celui-là dans l'atelier de feu mon beau-père, qu'il repose en paix.

Devant un tel raisonnement, je ne puis que me rendre à l'évidence. Elle n'aurait pas, par le plus hasardeux des hasards, rempli son bidon avec du gasole, par exemple. Ah mais sûrement pas ! Elle sait encore reconnaître une pompe à gasole d'une pompe à essence ! Non mais sans blague. Je ne serais pas, toujours par hasard, en train d'essayer de lui dire qu'elle perd les oies !

Je n'apprendrai à personne qu'un gendre n'a jamais raison devant sa belle-maman, celle qui lui a donné sa fille ! Et puis quoi encore ! Il ferait beau voir !

Bon, c'est pas tout çà, il va bien falloir que j'essaie de me dépanner. Je ne puis tout de même pas stocker tout un tas de tondeuses hors d'usage chez belle-maman.

Le lendemain, encore sous le coup de l'horrible soupçon qui reste accroché à ma cervelle comme un morpion bon bref, je prends à la maison mon propre bidon d'essence et une petite pompinette pour vider les deux réservoirs de tondeuses de leur contenu bizarre et le remplacer par ma bonne vieille essence dont la provenance ne fait aucun doute. Oui, seulement ma pompinette ne parvient à vider qu'une partie des réservoirs et l'essence que je rajoute ne fait que se mélanger aux restes de la précédente, ce qui fait que je ne suis pas plus avancé.

Mais il se trouve qu'après cette opération, sauf à avoir la berlue, je suis alors en mesure de comparer l'essence du bidon de belle-maman, et l'essence de mon bidon à moi.

Pas de doute, çà me paraît bizarre : les deux essences confirment mes soupçons. La mienne est d'un jaune limpide, celle de belle-maman d'un jaune pisseux.

Il faut faire ici une pause explicative : je serais bien incapable de faire la différence olfactive entre de l'essence de bergamote et de l'essence essence. Et si çà se trouve, les tondeuses marcheraient aussi bien à l'essence de bergamote. Mais de toute façon il ne s'agit pas d'essence de bergamote, que viendrait-elle foutre ici n'est-ce pas.

Mais c'est que l'affaire a rameuté du monde. Mon épouse d'abord, le tonton de la ville voisine qui est aussitôt accouru aux appels pressants de sa soeurette, le beau-frère de la belle-soeur, enfin toute la famille se retrouve impliquée dans mon aventure extraordinaire qui fait que, ma maladresse étant légendaire en matière de tondeuses, chacun prétend me dépanner. Au début, je commence par faire constater mon observation idiote sur la différence de texture et d'odeur des deux essences. « Mais non, de toute façon ce n'est pas du gasole, et si c'était du mélange pour tronçonneuse, çà ne les empêcherait pas de démarrer, les tondeuses....! » A la fin, je ne dis plus rien, plus désespéré que Galilée qui sait ne pas pouvoir avoir raison contre tous. Mais tous sans exception, hein, pas un pour envisager d'une oreille bienveillante mes remarques ! Chacun s'affaire à visser-dévisser, boulonner-déboulonner, tirer sur la bobinette, rien que tchi.

Penaud, je me résous à emporter les tondeuses chez le mécanicien de tondeuses. Charge, puis décharge... en commençant par la tondeuse de belle-maman. Arrivé chez l'homme de l'art, re-décharge, décidément je ne fais plus que çà ces temps-ci. « Oui qu'est-ce que c'est ? » me dit-il en me voyant dépoter l'engin. Je me sens obligé de préciser : « Elle démarre pas ». Et puis, mû par cette idée toujours aussi idiote qui me taraude (il faut croire que les autres sont têtus mais que je le suis pas mal non plus), j'ajoute : « Au cas où çà vous avancerait, il me semble que l'essence que j'ai mise dans le réservoir serait plutôt du mélange pour tronçonneuse, ou quelque chose comme çà. - Aucune importance, elle marcherait quand même. Elle fumerait juste un peu ».

Mais comme j'ai parlé, à l'étourdie, de mélange bizarre, dans le réservoir, le brave homme dévisse directement le bouchon dudit réservoir, y trempe deux doigts, et avant même que j'aie pu observer sur son visage de connaisseur le sens d'une quelconque méditation, il me sort : « Mais pourquoi vous avez mis de l'eau, dans votre réservoir ! Cà marche à l'essence, ces moteurs-là ».

Oh hirondelle des réservoirs...! Ce fut le début, pour moi, d'un calvaire dont je ne veux plus me souvenir : une vingtaine de paires d'yeux qui se trouvaient dans le magasin braqués sur moi ! Mais braqués ! Ah je ne passais pas inaperçu je vous le dis. Et chacun d'y aller de sa vanne, reprise de volée tour à tour :
-  "L'eau c'est économique, mais on ne va pas bien loin...!
- Oh mais moi je vous dis que le moteur à eau existe bel et bien, mais la mafia des pétroliers...
-  Remarquez, c'était bien essayé. Cà aurait pu marcher..."
..........

...Moment d'infinie solitude...

P.S : J'aurais pu intituler un second chapitre «  La revanche de Zorba », mais je préfère laisser macérer les esprits...