Collection

Publié le par zorba

 

Je n’ai quasiment jamais pris de photos de ma vie, d’abord parce que je suis nul, on dirait que je les prends à cheval, et ensuite parce qu’un jour, un chronophile de mes amis m’a averti qu’en réalité, chaque fois que l’on prend une photo, on immobilise une seconde. On la fige pour l’éternité. Et pourquoi fixer une seconde pour l’éternité sinon pour la mettre dans sa collection de secondes. Et qui fait collection de secondes immobilisées est un chronophile. Sans le savoir. La chronophilie est une passion très dangereuse puisqu’on finit généralement par en mourir. Voilà pourquoi je ne prends pas de photos. Non pas que je craigne de mourir, mais pas de çà. Je ne vais pas mourir bêtement pour avoir collectionné, accumulé trop de secondes. Juste pour le plaisir de les entasser. Sans blague, j’ai autre chose à faire que d’encaquer des secondes en barils. En conserve. J’ai autre chose à faire dans la vie.

Il faut être raisonnable tout de même, avec les secondes. Lorsque je vois une photo de mon fils à cinq ans, cette seconde-là, elle est unique. Irreproductible. Mais si on se met à entasser des secondes les une après les autres, on transforme tout en banalité. Il n’y a plus rien d’unique. Cette seconde-là, les cinq ans de mon fils, elle fait époque. Epopée.

Cependant la vie d’un chronophile n’est ni un long fleuve tranquille, ni une paisible partie de bilboquet. La chronophilie est une passion désastreuse, m’expliqua mon ami, hélas chronophile compulsif (tandis qu’il m’explique, il shoote tout ce qui bouge. Et même ce qui ne bouge pas.) : on immobilise une seconde. Bien. On la met dans sa collection de secondes et on commence à attendre la suivante. Seconde.  Et si par malheur elle tarde trop, l’angoisse du manque commence à monter, le cœur de battre peut s’arrêter, et adieu la gargoulette. Le mieux c’est de collectionner les films. C’est bourré de secondes, un film. Il suffit de les faire défiler. Au ralenti si possible, afin de mieux en profiter. Et tant que les secondes défilent, le cœur continue de battre, il a son content de secondes chronophiles. Car pour un chronophile de choc, la vie ne vaut rien sans secondes à collectionner. Mais de toute façon, l’affaire se termine toujours très mal. Vient toujours un moment où à force de chronophiler on n’est plus que l’ombre de soi-même, plus en mesure de capturer une seconde. On est à court de secondes. Et alors là, adieu la gargoulette. C’est son expression : adieu la gargoulette. Probablement une expression de chronophile. A chaque spécialité son jargon.

Il existe même des chronophiles de guerre, je vous ferai dire. Alors eux, ils iraient se foutre dans la gueule du canon à l’instant du tir pour collectionner une seconde inoubliable, ces cons-là. J’imagine la gargoulette. Ceux-là, ils jouent au bilboquet avec une tête de mort dans le lit du long fleuve tranquille. Une seconde de collection d’inattention et bam, fin de collection. Game over.

C’est une passion très instinctive, la collection de secondes. Nous sommes sans doute habités du sombre pressentiment que les secondes vont nous manquer, surtout vers la fin. Il est vrai aussi que lorsqu’on a réussi à immortaliser une belle seconde, on peut retenir son souffle un moment. Je l’ai vu, mon chronophile, comme suspendu à sa seconde, en lévitation comme qui dirait. Il se balançait doucement, au bout de sa seconde, en état second, en plein ravissement. Oh, reste avec nous… ! qu’il fallait lui dire. Pense à la gargoulette. Il avait carrément sauté plusieurs secondes. En apnée, le mec. Dans la vie, il n’y a pas que des secondes de collection. Il y a aussi les autres, qui peuvent servir. Les insignifiantes.

Moi, quand je dors, je sais que les secondes passent, qu’elles filent même. Et à vrai dire je m’en tape un peu. Pas lui. Des fois qu’il louperait une seconde filante, dans la nuit. Mais aussi faut-il le voir. Maigre comme un chasseur de secondes. Toujours à l’affût. Il photographie même son assiette, quand il la trouve particulièrement jolie. Ah c’est une belle seconde, on peut pas dire : elle ne va pas durer. Surtout avec moi. Il photographie même son pinard, en transparence. Il en oublie de le goûter. Moi je fais autrement : si je bois un très bon vin, je ne pisse plus pendant trois jours, là j’en profite. Lui, c’est juste la seconde, qui l’intéresse.

Spécial hein, la chronophilie…

Vous ne vous en serez pas avisés, mais nous sommes cernés de chronophiles qui s’ignorent. Surtout depuis l’invention du téléphone-qui-prend-des-secondes. Et qui les transmet à un autre téléphone, capable de recevoir des secondes. Ah les repas de famille, c’est devenu quelque chose ! Vous les avez tous, à peine arrivés, à tripoter leur portable et acharnés à capter des secondes. Comme s’il en manquait, des secondes ! On dirait qu’ils en sont privés. On le sait que le temps passe, et qu’il faut le retenir. Mais en même temps, le temps c’est un peu fait pour çà non ?

« Bon ! et la bouffe on en fait quoi, on la jette ? » Cà, c’est Zorba qui s’énerve. Excédé le Zorba. Ras la gargoulette le Zorba, de la chasse aux secondes. La chasse aux secondes, çà va un moment, surtout à jeun. Et paf d’un côté, et paf de l’autre. Vingt téléphones qui te captent la seconde. Et des secondes, y en a, dans un repas de famille… Et t’as vu la mienne ? Et la mienne, elle est pas belle ! Et toujours à l’heure de tortorer, vous pouvez y aller. Ils sont givrés ma parole, ces chronophiles. Moi…? Je vais prendre mon assiette et aller bouffer tranquille. Dans un coin sans secondes. Les secondes, je les leur laisse. Grand bien leur fasse. Après, il viennent te les montrer, leurs secondes. Se souviennent même plus de ce qu’ils ont becqueté. Tu peux leur servir un Pommard hors d’âge, ils te le boivent comme du Coca, tout affairés à leurs secondes. Sauf celui qui a eu la bonne idée de prendre la seconde du Pommard. Là, je comprends. Et encore. Le temps, c’est dans la tête. Dans le souvenir ému d’un Pommard. Moi, il y a des vins, hors seconde de collection, rien que dans ma tête, j’en pleure encore comme si j’y étais.

Publié dans humour littérature

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M
Contrairement à une de tes remarques, il y a très peu de secondes!Une seconde donnée, quelle qu'elle soit, est partagée par tous et par tout. Il y a beaucoup de façons de remplir une seconde que de seconde. J'irais même jusqu'à dire que l'infini tient dans chaque seconde.
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Z
<br /> Absolument d'accord, l'infini dans chaque seconde !<br /> Bref, l'infini est dans tous les sens. Ce qui semble me donner raison (Aaaah...j'aime avoir raison pour une fois) quant à la grandeur ridicule de l'univers.<br /> <br /> <br />
L
Oui, je ne suis pas fan de Renaud non plus mais j'ai toujours beaucoup aimé Mistral gagnant.
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L
ça me fait penser à une chanson de Renaud "le mistral gagnant""A m'asseoir sur un banc cinq minutes avec toiEt regarder l'soleil qui s'en vaTe parler du bon temps qu'est mort et je m'en fouTe dire que les méchants c'est pas nousQue si moi je suis barge, ce n'est que de tes yeuxCar ils ont l'avantage d'être deuxEt entendre ton rire s'envoler aussi hautQue s'envolent les cris des oiseauxTe raconter enfin qu'il faut aimer la vieEt l'aimer même si Le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants Et les Mistral gagnants"
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Z
<br /> <br /> Ce n'est pas que j'aime Renaud, je n'aime plutôt pas son personnage de révolutionnaire bourgeois à la mie de pain, mais il faut reconnaître que de temps en temps, lorsqu'il se borne à faire le<br /> poète sans plagier, il a de bonnes inspirations...comme celle-là.<br /> Merci Lolypop de me l'avoir rappelé...<br /> <br /> <br /> <br />
D
original, malin et intéréssant ce textebravo et amitiés 
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Z
<br /> Merci Charles. A bientôt.<br /> <br /> <br />
O
Un jour quelqu'un m'a donné la définition du bonheur : le Silence, l'Espace et le Temps. Ma mémoire a immortalisé les images qu'aucun appareil photo ne capterait.Osiris
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Z
<br /> Ôdivinsiris, je ne sais pas si c'est la formule du bonheur, c'est en tous cas celle du luxe. Mais cette sorte de luxe est très compatible avec le bonheur en effet.<br /> Tiens! il me saute aux yeux que ta formule colle parfaitement avec trois texticules récents : canon, grandeurs, collection. Amusant, non ?<br /> <br /> <br />