Deuil

Publié le par zorba





Quelques jours après que ma mère nous eût quittés, de réunions de famille en errements solitaires un peu hébétés, en cette sorte de vide par lequel on connaît cette fois qu'on est vraiment seul au monde, dans le temps déprimé où l'on devient soi-même le plus ancien, aussi, ses papiers personnels se trouvaienr encore sur la table de la salle à manger désertée, à la disposition de qui voudrait recueillir un objet souvenir. Je prélevai par désoeuvrement un vieux journal jauni parmi les pièces exposées. Un vieux reste d'existence sans doute qui une fois éparpillé marque la dissolution complète d'une vie encore compacte. C'était un exemplaire de "l'Echo d'Oran", si longtemps après... Mais dès que j'eus compris de quoi il s'agissait je me trouvai précipité en ce jour d'écrasante chaleur de 14 Juillet où, agrippé à la main de mon grand-père, et lui arrivant à peine à la ceinture, j'assistais au défilé des troupes. Fanfares de fifres, de cuivres ensoleillés et de tambours précédaient en vagues des formations de géants alignés dont les chaussures cloutées martelaient sur le sol une cadence implacable, emplissant mes oreilles de musiques terribles et saturant ma vue d'émerveillement apeuré. Oum doï ! oum doï! karmous kaoukaou...
Ils avancaient en redoutables carrés compacts, pantalons bouffants écarlates sur guêtres blanches, la taille prise dans un large bandeau de tissu bleu ciel, Chéchia rouge à pompon, balancement uniforme de bras bronzés aux mains gantées d'ivoire. Suivaient d'autres compagnies, tantôt bariolées tantôt kaki, mais toutes hérissées de pointes d'acier et de drapeaux marchant comme un seul homme déterminé, forêts alignées de képis bleus, noirs puis blancs. Ces soldats portaient pour moi toute l'épouvante de la terre, toute une force contenue droit devant dirigée, de quoi seule la main tranquille de mon grand-père à laquelle j'étais soudé me garantissait.
Le rythme des talons mordant le sol accompagnait en musique l'onde serrée de ces coiffes si singulières que surmontaient encore des canons de fusils alignés au cordeau. Soudain, je vis approcher et grandir, venir droit sur moi, des murailles de centaures de six mètres de haut, aux pelages rehaussés de brides enluminées de cuivres : de larges capes blanches leur faisaient une allure d'anges exterminateurs précédés de trompettes d'apocalypse. Des bataillons entiers de spahis, de tirailleurs marocains, sénégalais, de goumiers, leur prêtaient main-forte et tout cela avançait en un ordre indéviable : grâce au ciel, je n'étais pas sur leur chemin.
Puis ils nous dépassaient, s'éloignant vers un lointain poussiéreux, emportant avec eux tout le bruit et la lumière de cette journée, s'enfonçant peu à peu dans la ténèbre de mon souvenir...
Ce sont ces géants que j'avais encore dans les yeux, tandis que je tenais ouvert mon exemplaire de l'Echo d'Oran. Tous là, tombés, alignés, par colonnes entières, défilant comme à la parade, tous morts, les colosses de mon enfance : leurs noms couchés en minuscules sur le papier. Des noms de toutes consonnances, arabes, juifs, ritals, espingouins, français...par pleines et pleines pages, frères de ceux qui s'en étaient allés dans ce lointain terrifiant, magnifique et poussiéreux de ma mémoire. Tous morts. Pourquoi donc étaient-ils tous revenus, là chez ma mère ?
Je les lus tous, ces noms, ce jour-là, des milliers, un à un, leur deuil accompagnant celui de ma mère, tous ces noms jusqu'au dernier, et parmi eux celui de mon oncle.
Il était revenu, lui aussi, avec ses compagnons au grand complet, en grand uniforme pour un dernier défilé à mon appel silencieux. Il avait tenu, du fond de mon souvenir, à cet ultime salut à sa soeur, flanqué de tous ses camarades.  Funérailles nationales pour ma mère.
Réalisant que je ne relirais plus jamais ces noms resurgis un moment de l'enfance et dont nul après moi n'entendrait plus parler, je venais de déposer mon adieu définitif sur un monde disparu.

Publié dans textes

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C
Cette histoire me fait penser à ma grand-mère. Elle avait perdu tous ses frères à la guerre, sur six enfants il ne restait que les deux filles. Et pourtant, j'ai le souvenirs d'elle écoutant presque religieusement et regardant de tous ses yeux les défilés militaires. Elle aurait dû les détester, mais non, elle adorait ça. Une façon de se rapprocher de ceux qui n'étaient plus ? 
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Z
<br /> Ben voilà... Tous les goûts sont dans la nature, et pas nécessairement obscènes. Dans l'inconscient de chacun se jouent des interactions totalement impossibles à révéler.<br /> <br /> <br />
M
belle façon de le faire, cet adieu...
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F
je déteste les défilés militaires....
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Z
<br /> Personnellement, je ne me positionne pas  en termes de détestation mais de compréhension : je cherche à comprendre comment ont pu naître et propérer les manifestations militaires en général,<br /> leur utilité pour le groupe, le clan, le peuple et leurs inconvénients, et aussi la manière de les appréhender aujourd'hui, avec notre angélisme idiot. Qui consisterait à penser que nous n'aurions<br /> jamais plus à nous défendre, que tout le monde nous veut du bien... Mais c'est un autre débat que celui du goût, et que Zorba quant à lui n'a pas envie d'aborder. Alors je l'écoute.<br /> <br /> <br />