Enigme

Publié le par zorba

 

Jour de visite de chantier. Non pas rendez-vous officiel avec des huiles, des édiles, député, sous-préfet et tout le tremblement, non, juste une visite interne, de routine. Voir si tout se passe bien, s'il ne manque rien, si les consignes de sécurité sont appliquées, si la bonne humeur est au rendez-vous... Et puis si l'on restecte aussi les délais de livraison bien sûr. Prendre le pouls quoi. Et puis faire plaisir au chef de chantier, qui aime bien me montrer sa maîtrise, ses capacités. Je l'aimais bien celui-là. Les autres aussi d'ailleurs, chacun avec son style. On s'aimait bien, tous, çà c'est vrai. Souvent c'est la petite guéguerre, entre patrons et salariés. Certains croient déchoir en appréciant leur employeur. La sacro-sainte lutte des classes. Ils ont des raisons, c'est sûr, mais chez nous, l'ambiance était bonne. Probablement parce qu'ils savaient tous que le patron est capable de tomber la cravate pour donner un coup de main. Y a pas mieux, pour la compréhension mutuelle. Et puis chaque chef de chantier était maître en son royaume, c'est même lui qui embauchait sa propre équipe. Il faut comprendre que lorsque des gars partent en déplacement pour la semaine, voire quinze jours, faut pas se foutre d'eux non plus, la bonne entente étant un élément promordial. Et le niveau de salaire y participe hautement. Il faut que chacun sente qu'il n'est pas là pour rien, et qu'à la fin du mois il va pouvoir s'offrir quelque fantaisie. Qu'il n'a pas quitté maman pour des nèfles. Bref, je ne vais pas faire un cours de bonne gouvernance au boulot, chacun sa marmite, c'est un problème qui nous dépasse tous, et qui n'est pas près de trouver sa satisfaction. Mais le fait est qu'on s'aimait bien, sans doute en partie pour cette raison de cooptation : c'est le chef qui constituait lui-même ses troupes, instituait son règlement intérieur, et basta.
Jour de visite au chantier donc. Et je remarque un détail. De fait, une énormité mais enfin, vous allez pouvoir juger. Le chef d'équipe venait de dire à un petit nouveau, embauché sur recommandation comme quoi recommandation ne vaut pas garantie : "Pour commencer tu me passes un coup de balai sur cet escalier", car il n'aimait pas travailler dans la saleté. "Travailler propre c'est travailler mieux et plus vite". Il avait des formules à lui, comme çà, et on n'allait pas lui apprendre. La conscience faite homme quoi.
? Comment procèderiez-vous, vous, pour balayer un escalier, si d'aventure vous veniez à être obligé d'en balayer un ? Vous monteriez l'escalier, avec votre balai bien entendu, vous balaieriez la marche la plus haute, et en descendant vers la plus basse. Non? Existe-t-il un autre moyen, faute d'aspirateur à disposition, de balayer un escalier ? S'il s'agissait d'un escalator, j'imagine que la technique pourrait être différente. Mais là, étant posé le cas d'un escalier bien immobile, un escalier tout ce qu'il y a de plus bête comme escalier, fait d'une marche après l'autre, et non pas toutes en vrac, même pas tournant, même pas balancé, bien carré quoi, il n'existe pas cinquante manières de le balayer.
Hé bien voici ce qui arriva : j'observai que notre jeune ami nouvel embauché commençait par balayer la marche la plus basse. C'est à dire par laquelle vous termineriez, vous, même sans avoir une licence en balayage d'escalier. Puis il balayait la seconde, au-dessus, dont il faisait tomber les saletés sur la première, qu'il venait à l'instant même de balayer, là, sous mes yeux, mais si mais si, de sorte qu'il devait rebalayer la première marche qu'il venait de balayer, avant de commencer un nouveau cycle avec la troisième, puis re-la deuxième, puis re-re-la première. Alors là, je dois reconnaître calmement qu'en trente ans de carrière...çà m'en bouchait un coin, pourtant difficile à colmater ! Remarquez, il aurait pu ne pas re-balayer les marches déjà balayées et les laisser sales.
Je n'étais pas le seul à m'être aperçu du manège ! Je vois le chef furibard qui rapplique à grands pas, la caroncule déjà rouge, vexé en plus d'être pris en flagrant délit d'embauchage approximatif. "Attends, attends". Je le chope par le bras. Attends, on va voir jusqu'où il va aller. Le chef me regarde, interloqué. Ah bon... C'est toi qui payes, semble-t-il penser... Non, c'est pas çà, on va juste voir ce qu'il a dans la tête... Ce que nous avions, nous, dans la tête, le chef et moi, c'est le nombre de marches qu'il allait balayer en tout, alors que l'escalier n'en comptait que dix-sept. Dix-sept, c'est sûr. Parce qu'on se livrait à un petit calcul mental, le chef et moi : 153. Non 154. Non 152. Mais non 153. De toute façon, çà ne peut pas être un chiffre à virgule. 153 ? La vache. Alors qu'il n'y en a que 17. Tu te figures... Faut pas lui donner à balayer le phare d'Ouessant. Et puis, 17 étant un nombre premier, 153 l'est-il aussi ? Non, c'est divisible par 3. Hein ? Vous voyez le topo...çà peut aller loin. N'empêche que l'escalier lui, était tout bête, même pas tordu, rien. Si...un signe particulier cependant, il était de couleur beige. Mais çà ne doit pas changer grand chose à la question. Le mystère demeurait entier.
Bon hé bien, le garçon semblant disposé à poursuivre son effort jusqu'au bout - ah çà, il était consciencieux, soigneux même, il s'appliquait à bien balayer la dernière marche du bas, avant de recommencer plus haut, ne vous inquiétez pas - je te laisse gérer ta dernière recrue hein... tu devrais lui donner quelque chose de plus simple à faire tu sais...
...Jour de visite de chantier, une quinzaine plus tard. Première question au chef : Alors alors, ta dernière recrue ? Large sourire. De toute évidence, notre chef tenait la clé du mystère : il ne pense qu'aux femmes. -Ah bon ? Et çà explique quoi...? -Eh ben tout.
Notre garçon n'avait qu'une idée en tête : les femmes. Bon je sais, nous pensons tous aux femmes. D'une façon ou d'une autre. Parfois, croyant penser à, que sais-je, une bagnole ? C'est en réalité aux femmes que nous pensons. Au moins à une, quoi. Lui non. Il ne pensait pas à une femme en particulier. Ni même à deux. Ou trois, çà les appétits de chacun, c'est à la libre nature de la bête. Il n'avait que les femmes en tête, mais toutes. Si si, je t'assure me convainquit le chef de chantier. Si jamais une femme traverse le chantier, là tout de suite, il jette les outils... Et il va la voir. Il ne couche plus avec nous, à l'hôtel. Il s'est logé chez l'habitante. Mais...toujours à l'heure le matin, çà oui. Rien à dire. Après ben, il faut l'avoir à l'oeil quoi. Et puis vaillant avec çà. Soigneux et vaillant. D'ailleurs, je l'ai nommé maître-syphonnier. Tu sais qu'on est toujours emmerdé avec les syphons. Cà se bouche toujours pour un oui pour un non, par n'importe qui qui balance du béton, ou de la colle. Lui, je l'ai nommé. Et je peux te dire que s'il aperçoit même à l'autre bout du chantier un syphon sans protection, hop réflexe, il remet tout en place et même il est capable de te dresser une barricade de palettes autour du syphon si les types font mine de trop le malmener. Chaque jour, il fait son inspection. Et même la police. Il se lèverait la nuit pour faire sa ronde. Sauf que la nuit, il est occupé. Mais je suis sûr qu'en inspectant ses syphons, il pense aux femmes. Cà doit lui rappeler quelque chose va savoir. Tu sais comment on l'appelle ? Sept coups ! Tu devines pourquoi ! C'est lui-même qui le dit. On le charrie un peu : Sept coups en combien de temps ? Oui mais le dernier, çà doit être que de l'eau. Tu fais aussi le rinçage non ?
On observera que les mecs, de suite, c'est tout en délicatesse : on part d'un problème de maths, et çà finit en sucette.
Sept coups n'est pas resté longtemps chez nous. Les chantiers, çà manque de femmes...

Publié dans humour littérature

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B
Qu'est-ce que tu entends par "c'est un problème qui nous dépasse tous", zorba ? Moi j'aimerais bien au contraire un cours de bonne gouvernance. Il y avait ce texticule sur les "bernardtapie" aussi, où tu disais avoir eu affaire à l'un d'eux, je serai vraiment intéressé à ce que tu racontes cet épisode un jour.
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Z
<br /> Cher Bergame, comment veux-tu que je donne un cours de bonne gouvernance puisque "c'est un problème qui nous dépasse tous" ....? Mon cours à moi ne donnerait par conséquent que des recettes bidon...<br /> Cette expérience dont tu parles avec un raider de type Tapie est assez cuisante, et de plus très technique (technique comptable...).<br /> Aussi, dans ce que je raconte, il faut en prendre et en laisser, j'en laisse moi-même beaucoup.<br /> As-tu vu mon message aux termes duquel je n'arrivais pas à entrer dans ton site ? Comme j'ai oublié mon inscription précédente, lorsque j'essaie de m'inscrire à nouveau, il me répond que soit mon<br /> mail soit mon code est déjà utilisé... Donc refus catégorique et indigné de me réinscrire...<br /> Amitiés.<br /> <br /> pS : Si cette affaire de raider t'intéresse vraiment, je peux te la narrer prsonnellement... C'est juste que je ne veux pas embêter mon lecteur avec çà...<br /> <br /> <br />