Les enfants
L'amitié implique parfois du courage. De la brutalité même. Mais comme souvent - pas toujours mais souvent - c'est le résultat qui compte. Au risque d'énerver quelques philosophes de la moralité des moyens mais ce n'est pas le sujet.
Un ami, d'évidence très contrarié, me toucha deux mots de son fils, 17 ans (je ne donnerai pas de nom, même sous la gégène) : il le soupçonnait de fumer de l'herbe. Il se trouvait décontenancé pour la triple voire quadruple raison que çà n'arrive qu'aux autres, qu'il nourrissait d'amères présomptions, qu'il avait toujours tenu son fils en garde contre ces saletés, et qu'enfin il avait confiance en lui, confiance que du coup il voyait ébranlée, ne sachant plus dans quelle limite il pourrait un jour la lui restituer.
- "Et... tu lui as fait part de tes soupçons?
- Non, surtout pas, je ne veux pas le braquer. Mais tu sais, je connais assez les symptomes : l'oeil trouble, un sourire de crétin, quelques odeurs par ci par là, et enfin une boîte en fer avec des trucs dedans...c'est pas de l'eucalyptus, crois-moi.
Je me trouvais aussi contrarié que mon pote car j'adore son fils. Un jeune homme athlétique, clair dans sa tête...en tous cas jusque-là, très gentil par-dessus le marché, pas du tout le style en révolte les adultes sont tous des cons, bref j'étais aussi copain avec le fils qu'avec le père. Et la mère bien entendu. A mon avis, et connaissant le gamin, celà pouvait aussi bien être une simple passade... une influence... une expérience. Mais le risque était aussi qu'il se fît accrocher au chichon et là, méchante limonade.
Bien embêté quoi. Surtout qu'à mes alentours, je passe pour ne pas savoir élever des gosses. Un peu trop viril quoi. Trop rugueux. Les gosses ont besoin de douceur et de compréhension. Alors mes conseils...hein ! Je suis bien le premier à me recommander de me les mettre où je pense et me trouve fort bien de m'en tenir à ce cap tant l'humaine matière est imprévisible et je souhaite bon courage aux psy infaillibles, bref. D'abord je ne savais trop lequel lui donner, de conseil, mes propres gosses n'ayant pas posé de problème majeur.
Raisonner le môme à nouveau ? Je n'ai moi-même jamais suivi les conseils de personne, quitte à m'en mordre les doigts par la suite. Donner un cours de psychosophie à mon pote ? Bla bla bla, et bla bla bla, et le problème reste entier. Je veux bien philosopher lorsque rien n'est en jeu, encore que çà m'émiette assez vite, vu que j'ai plutôt été habitué à prendre des décisions sans trop tergiverser. Presque sur des coups de dés, à l'intuition, ou pas loin. Et là, le coup de dés s'imposait car c'est bête mais, je me sentais impliqué. Un copain dans la panade, çà me reste en travers. Cà me ruine la joie.
- "Ecoute, on va essayer un truc un peu dur. A table, j'amène mine de rien la conversation sur le sujet, et surtout, tu abondes dans mon sens... On verra bien".
A table donc, la conversation à peine amorcée, je lance sans finasser le pavé : " De toute façon, je suis favorable à la légalisation des drogues, toutes les drogues, dures ou molles. Qu'ils s'en mettent jusqu'aux oreilles, ceux qui veulent y toucher : çà fera de la place pour les autres !"
Une vieille tante (je veux dire...une femme d'oncle quoi, oh on peut plus rien dire!), à l'autre bout de la table : "Ah çà tu as bien raison ! Je suis d'accord avec toi !" Elle devait voter FN sans doute. Je surveillais mon lascar du coin de l'oeil : le nez piqué dans son assiette, des rougeurs de jouvence aux joues, il ne mouftait pas. Preuve qu'il y touchait. Sinon il aurait comme à son habitude pris part à la conversation, il n'avait pas la langue dans sa poche. Sa mère, qui semble-t-il n'avait pas suivi le match, commence à y aller de sa tirade, oui mais... si on part de ce principe...
- " Bon, la coupé-je impoli, de toute façon on s'en fout, personne ici ne se shoote, sauf nous au rouge. Tiens en passant, où est-ce que tu l'as déniché ton petit vin de cépage. Fameux hein..." Pour couper court. Ne pas laisser pourrir. Que çà travaille dans la tête du môme. Qu'il rumine tout seul. Qu'il tire lui-même ses propres conclusions.
Eh bien, le gamin, il a arrêté net. Il est redevenu ce qu'il était, plus de regard fuyant, plus d'odeur suspecte, rien, que dalle...
Et je ne sais pas élever les enfants, moi ? La mauvaise foi des gens, quand même...
Tiens une autre ! Vous allez voir si je ne sais pas élever les enfants, moi. Je parle des garçons bien sûr, les filles, c'est un autre monde. Cette fois, c'est un repas de famille. Nous sommes une longue tablée dans la cour de ferme, chez moi, par un bel été, il fait bon, tout pour une soirée réussie. Sauf que deux de mes neveux, six ou sept ans chacun, n'arrêtent pas de se chamailler, de chouiner : et maman, il m'a poussé, et non c'est lui, et oui mais lui il m'a fait ci, et gnagnagna. Et les deux mères, mes belles-soeurs donc - mes frangins ne disent rien dans ces cas-là car ils ont eux aussi abdiqué devant tant de féminines douceurs - qui se mettent à distiller des raisonnements à leurs chiares au lieu de faire péter des nom de dieu, et c'est pas bien, et il ne faut pas se pousser, et il faut s'aimer les uns les autres, et il faut partager les jouets et... Tu parles, les mômes, comme ils s'en tapaient, des discours... Ils n'entendaient même pas.
J'aime beaucoup les gosses, il faut dire, ils me font marrer et en général, je suis le premier à leur enseigner des conneries, lorsque je les trouve trop sages, et des conneries, j'en connais, mais là, ils devenaient carrément indigestes, les esclapous. (Les copeaux...je traduis). Ils énervaient tout le monde.
- "Oh, les copeaux (je le dis en français, çà sera plus simple), suivez-moi, je vais vous montrer un jeu". Tout le monde bien content. Même les mères. Elles ne se doutaient pas, les pauvres !
On entre dans la maison, les deux gnomes sur mes talons et je les mène à une chambre, attendez-moi, je vais chercher le jeu. Puis je me dirige vers l'atelier, saisis deux manches de pioche tout neufs (oui, je casse pas mal des fois), reviens dans la piaule et leur distribue les deux manches non sans les avoir sauvagement fait retentir sur le plancher : "Alors écoutez-moi bien : vous voulez vous chamailler ? Régler vos comptes ? Très bien. Vous allez vous taper dessus avec ces manches. Je vais partir et fermer la porte à clé. Mais je vous préviens, je veux entendre les coups de dehors, compris ? Et quand je reviens, je veux voir du sang sur les murs. Pigé ?"
Et je sors comme un brutal, ferme la porte à clé à grand bruit, et fais semblant de partir. Et j'entends des chuchotements. Style : tu vois, c'est ta faute, et non c'est la tienne et tatati et tatata...
J'ouvre à nouveau en ouragan : "Alors ! Je n'entends pas les coups. Sinon, c'est moi qui prends les manches, et vous allez voir comment çà se passe. Je veux vous voir vous traîner, sanglants, jusque sur le trottoir, petits misérables !" Et je ressors.
Et là, j'entends : tac, tac, ils cognaient avec précaution les deux manches l'un contre l'autre, en faisant bien attention de ne pas se faire mal. Au bout de cinq minutes, ils arrêtent de taper. Alors j'entre, et aussitôt : "On s'a tapé très fort tonton, même qu'il m'a fait mal ici. Et il me montre son petit doigt. Lui aussi, il m'a tapé là. Et il me montre aussi son petit doigt. - Alors vous êtes copains maintenant ? " Un petit oui fluet, espérant que çà ne recommence pas, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de sang sur les murs, quand même...
Ce fut terminé ! Mais terminé ! Ils se sont mis à jouer tout le reste de la soirée comme les plus grands copains du monde, avant d'aller s'endormir dans le giron maternel, les petits scorpions. Ils sont toujours copains aujourd'hui d'ailleurs. Et personne n'y a vu que du feu, sauf mon épouse : "Qu'est-ce que c'est que ces manches d'outils, dans la chambre d'amis...?
Avec le recul, il apparaît que l'affaire n'a causé aucun dégât sur leur psychisme, sauf qu'ils me prennent pour Zorro, le justicier masqué. Et je ne sais pas élever les enfants, moi ? La mauvaise foi des gens, quand même ...