Le puits
L'observateur attentif remarquerait dans la cour, au sol, une petite dépression circulaire, d'un mètre de diamètre, à l'intérieur de laquelle le sous-sol semble se tasser au fil du temps. Escornufleur comme je suis, ce phénomène ne m'a pas échappé vous pensez bien. Mais vous savez aussi que dans la vie, on a souvent autre chose à faire que de s'attarder à ce type de bizarrerie. A moins que l'on se mette à passer et repasser vingt fois par jour sur cette dépression minime et circulaire d'un mètre de diamètre. On finit même par y camper dessus, et par la regarder de plus près. Un petit enfoncement de rien du tout, là, au milieu de ma cour. Rien. Aucune piste d'interprétation. Ce n'est pas une météorite, c'est sûr. Mais Zorba, sois pas con, tu vois bien qu'il s'agit d'un ancien puits comblé, tout simplement. Bingo ! Vous venez de gagner deux kilos de ciment ! Il s'agit bien d'un ancien puits comblé !
Alors là, çà commence à gigoter, dans ma petite cervelle d'oiseau. C'est même très curieux : cette petite dépression d'à peine un mètre de diamètre commence à m'attirer comme le miel le plantigrade. Je tourne, vire, grattouille, bref, l'ancien puits finit par me voler mon sommeil. J'y pense même au plumard, au lieu de dormir. Bon et alors, il s'agit d'un ancien puits, c'est tout. Pas de quoi se lever la nuit pour se faire une fondue...
Et dire que juste sous mes pieds, un type, un jour, a décidé qu'il y avait de l'eau là dessous, et qu'il irait la chercher ! Alors je vais vous murmurer : rien de tel pour m'enflammer l'imaginaire. Pour me mettre pépin en tête. Et quand je m'empépine pour quelque chose, y a pas, il faut que je sache. Sinon, je ne vis plus. Comment a-t-il creusé son puits, cet antécesseur de plusieurs siècles probablement ? Et si un puits a été creusé, il a dû servir un certain temps. S'il a été comblé, c'est qu'il ne sert plus depuis lurette non plus. Ce puits a une histoire. Laquelle ?
Tenez, un jour, j'ai dû abattre un chêne mort, dans le jardin. Il avait été tué par les hannetons, ou autres lucanes et capricornes. Et bien sûr, j'ai compté les cernes. 1864. C'est l'année de sa naissance. Le puits existait-il déjà, en 1864 ? Probablement. Les bâtiments aussi, sans doute, vu leur style... Profondément restauré, mais quand même, j'ai l'oeil, pour çà.
Comment creuse-t-on un puits, avec les moyens de l'époque ? Je suppose qu'il faut s'y mettre à deux. Même pour un petit puits. Un au fond, qui creuse, qui burine le roc, si roc il y a, ou qui bâtit et consolide si roc il n'y a pas, et un compère en haut pour extraire les gravats à l'aide de seaux ou de paniers, et qui les évacue car j'ai idée, quand même, que cela représente quelques mètres cubes. Et pourquoi, après un siècle ou beaucoup plus de bons et loyaux services, après que le type qui l'a creusé et même ses descendants soient venus jour après jour tirer leur eau pour les besoins du ménage et ceux des animaux, quelqu'un décide-t-il, un jour, de le reboucher ? Parce que pour moi, soyons clair, c'est criminel. C'est un acte de sabotage. Même si l'adduction d'eau de ville le remplace avantageusement. Peut être alors le puits ne donnait plus d'eau... On n'est pas en train de rejouer Manon des sources, pas ici, où l'eau ne manque pas vraiment sauf pour arroser l'été, mais enfin tout de même, un travail, c'est sacré, quelqu'un a bien dû suer sang et eau pour le creuser. Cà ne vous enflamme pas la dure-mère, çà ? Moi si.
C'était donc le fameux été du grand calorinal. Une chaleur à crever. L'été de mes soixante ans. A soixante piges, on a tout le temps de se poser des questions sur une petite dépression d'un mètre de diamètre qui ne ferait tiquer personne de normalement constitué. On se pose des questions du genre : Est-ce que j'en serais encore capable ? Capable de quoi... Ben de recreuser le puits tiens ! Pour voir. Est-ce que j'en suis encore capable, de me farcir un boulot, dans les mêmes conditions que les mecs de l'époque... Ils étaient quand même vaillants, non, les mecs ! Aujourd'hui c'est simple : tu t'équipes des moyens de forage et tu descends à 200 mètres. Mais à l'époque tu as quoi... une pelle, une pioche, une massette, un burin, des paniers, des cordes... et puis quoi d'autre. Rien. A la rigueur une poulie, fixée à une chèvre. C'est sûr ils étaient deux. A deux, on s'encourage, on se passe la gourde. Moi je suis seul, avec ma gourde. Pour boire, la gourde, hé patate. Et donc je dois être en bas, et en haut à la fois. Au moins, quand je serai en haut, je ne risque pas de me balancer un parpaing sur la tête, puisque je ne suis pas en bas. Allez chiche. Je recreuse le puits, mais tout seul. Non. Si. Mais non. Mais si. Juste avec mes menottes. Et sans poulie. Mais non. Mais si. Que du rustique. De l'élémentaire. Allez vas-y, ce sera ton propre cadeau d'anniversaire que tu te fais à toi-même pour tes 60 piges. Tu sauras au moins si tu es pourri ou pas !
- "Quououaaaahhh ?" Cà, c'était compter sans mon épouse ! Mais tu es marteau ! Et si tout te dégringole dessus !
- Paix, femme ! Fais-moi confiance. J'assure.
Et voilà comment, petits veinards, demain vous pourrez lire de quelle façon enlevée et magistrale... - enfin... j'ai quand même passé...des moments assez durs...dirons-nous - j'ai débouché, l'été du grand calorinal, un puits qui s'était endormi pour les siècles des siècles, et ce fut mon propre cadeau d'anniversaire, fait par moi-même à moi-même. J'ai toujours aimé me surprendre par des cadeaux à la con.