Honte
Il arrivait souvent que nous fussions invités à dîner chez mon copain François. Jeunes, beaux, pleins d'allant. Les rois du monde. Une famille d'italiens, cinq six enfants, et qui vivaient sur la ferme, dur labeur, du matin au soir, le père, l'oncle célibataire, la mère, tous trois avec un accent qui les rendait un peu difficiles à comprendre. D'une gentillesse un peu gauche, peut-être impressionnée de nous avoir à dîner, nous la bande de jeunes, qui « faisions les écoles ». Et leur François, de la campagne, pris pour ami par nous, de la ville... Comment, que nous étions reçus ! Petits plats dans les grands. Ne vous moquez pas, c'est pour moi une histoire triste.
Longue tablée, à l'ancienne, avec le tiroir à pain. Et la mère, qui servait, affairée aux fourneaux, et qui mangeait debout. Je mis un moment à me rendre compte de son manège. Elle mangeait debout. L'oeil à ce que rien ne manquât sur la table. Elle mangeait debout. Elle servait les hommes. Et leurs demoiselles. Toujours. C'était pour moi incompréhensible. Je n'avais vu çà que dans les films d'esclaves. Devenu un peu plus familier de la maison, l'urgente nécessité me gagna de dire : « Mais asseyez-vous, mangez avec nous... » L'instinct de la gaffe à ne pas faire me retint, moi qui n'en rate jamais aucune. Je ne pus tout de même m'empêcher d'en glisser discrètement un mot à François, qui me répondit avec ce sourire commun à la famille: « Mais elle a l'habitude... » Avais-je perçu en lui une nuance de gêne, à voir sa mère manger debout ? Je n'en jurerais pas...
De nombreuses années plus tard, je revins dans ce qui s'appelait maintenant la « salle polyvalente » de ce village, pour une représentation théâtrale. Lorsque le public se leva pour se retirer, je reconnus instantanément au loin la maman de François, perdu de vue, entourée de trois de ses enfants comme de gardes du corps. Pas de François. Il était loin... Mon épouse se rapprocha d'eux, tandis que je m'en éloignais, écrasé de honte. Je ne pouvais pas. Je n'avais jamais pris, ni donné, de nouvelles. Et cette femme m'avait nourri. Tandis qu'elle mangeait debout.
Mon épouse revint. Le père de François était décédé. Son oncle aussi. Sa mère était aveugle. Elle ne parlait quasiment plus. Et ne reconnaissait plus grand monde. Mais ses enfants l'avaient amenée, car son petit-fils jouait dans la pièce. Toute la famille, sinon, allait bien. Et toujours cette même gentillesse. Rien n'avait changé. La ferme, tout çà...
Mais à mon sentiment de honte était instantanément venu se surajouter le souvenir de ce mouvement de si sincère empathie imbécile pour cette femme qui nous servait, et qui mangeait debout. J'avais cru qu'il m'appartenait de changer cet ordre des choses, dans cette famille si aimable, où chacun se trouvait à la place que la tradition lui assignait. Aujourd'hui, la maman de François ne pourrait plus jamais servir, et manger debout. Mais toute sa famille l'entourait, la soutenait, la portait à chaque instant, comme la mamma qu'elle avait toujours été. Et je savais qu'elle était heureuse ainsi. Je le sentais. Comme j'aurais dû le sentir tant d'années plus tôt. Au lieu de...
La sincérité n'est pas une excuse à la connerie. A peine une circonstance atténuante. Je ne veux plus jamais penser à changer le monde malgré lui. Je veux rester un asticot nettoyeur de la plaie que l'humanité porte au flanc. Et rien de plus. Il ne faut pas en vouloir plus, ce serait indigne.