Euro.

Aujourd'hui on compte en euros. Et moi je traduis en francs, pour me faire une idée. Parce que je suis formaté à l'ancienne. Le formatage mental, c'est à la fois une colonne vertébrale et une psycho-rigidité. Ne vous foutez pas de ma gueule, les jeunes : ceci est pour vous. Vous allez voir.
Quand j'étais môme, ma grand-mère utilisait une système monétaire bien à elle : son unité de compte, c'était "vingt sous". Je les trouvais un peu bizarres, ces vieux. Vingt sous. Qui n'étaient même pas des centimes vu que les centimes n'existaient carrément pas. Il y avait le franc, un point c'est tout. Une grosse pièce de 5 francs valait un pirouli. Point barre. Lorsqu'elle me baragouinait son mélange de français-espingouin, ma grand-mère comptait même en "Douros" t'as qu'à voir. Si j'y comprenais quelque chose ! Elle aurait aussi bien pu me parler en pistoles ou en doublons que je n'y aurais rien entravé quand même.
Puis vinrent les nouveaux francs. On divisait par cent. C'est tout. C'est simple. Mais quand même, pour se faire une idée des millions, on revenait aux anciens (francs). C'est surtout le coup de "se faire une idée". Puis vint l'Euro. Alors là, je laisse tomber les centimes et je multiplie par sept. Cà marche à peu près. Pour me faire une idée, toujours. Sinon 15 euros c'est cent balles, direct. Après, le reste, çà demande réflexion. Je veux dire : ce n'est pas inné. Surtout que je n'ai jamais un rond sur moi. Je n'achète jamais rien moi-même, çà m'emmerde. Alors je risque de rester longtemps sur ce statu-quo.
Mais ne riez pas. Imaginez que demain, on vous dise : terminé le système décimal, on passe au système duodécimal. On passe du système à base 10, au système à base 12. Plaf, comme çà. Même si vous n'avez que douze ans, il va vous en falloir des années, avant de vous reformater. Dans un système à base 12, après le 9, on remplace le 10, le 11 et le 12 par des lettres. Allez faire vos comptes, avec çà ! Hein ? Et pourtant çà marche. Il paraît même qu'en informatique ce système est très avantageux. Mais vous vous y voyez, vous, dans un système à base 12 ? D'ailleurs il a déjà existé. On compte encore les oeufs par douzaines, les mois de l'année aussi... Bon, rassurons-nous, si l'euro avait son utilité, un système à base douze n'en a pas vraiment dans la vie courante. Mais c'est juste pour vous faire toucher du doigt la difficulté. A changer de système de formatage.
Admettons qu'en plus du système duodécimal, on vous dise : par-dessus le marché, l'alphabet latin est remplacé par l'alphabet grec (si vous n'avez jamais été helléniste !)
Ha ! Alors là, on ne flambe plus hein ? On chope les miquettes ! Je vous y vois tiens ! Système à base 12, plus alphabet grec. La grosse marrade quoi. Ah les courts-circuits neuronaux ! Ah les crises de nerfs ! Ah les dépressions ! Prenez des cachets contre le mal de mer !
Et si pour tout arranger on vous dit : à partir de maintenant, la langue officielle de la République française devient le breton ! Je me gondole... Oh vous, les bretons, ne faites pas trop les malins n'est-ce pas, il vous reste encore à vous farcir le système à base 12 et l'alphabet grec. On va voir...
Tout çà pour dire que lorsqu'on est formaté, on est formaté. On n'est pas plus bête. Juste formaté. Etalonné. Et changer d'étalonnage, çà demande du temps, et des efforts de jugeotte. Il se trouve bien entendu que l'être humain est tout à fait capable de se reformater. S'il y met du sien, bien sûr. Mais bon, faut pas pousser non plus. On ne se réétalonne pas tous les jours, sauf à être un appareil de mesure, ce que nous ne sommes en aucun cas. D'ailleurs c'est bien pourquoi on invente des appareils de mesure. Que l'on étalonne. Mais nous aussi, nous sommes bel et bien étalonnés. Sur un système numérique, sur un alphabet, sur une langue, sur des us et coutumes... quoique là, les coutumes de barbares nous regagnent très vite si l'on n'y prend garde, pas vrai ? Ou elles se dissolvent dans la douceur des jours... Bref, nous sommes étalonnés, justement pour pouvoir aller plus loin que le bout de notre nez.
Car sans formatage préalable, nous somme bons à quoi, voyons un peu ! Sans formatage, on est bon à tout, mais potentiellement... potentiellement, c'est ce qui n'est pas encore. Et qui n'est pas près d'advenir, justement. Potentiellement, on peut être "citoyen du monde". Oui mais si l'on en reste à sa potentialité trop longtemps, on n'est plus bon à rien. Mais à rien. La virginité d'étalonnage, la page blanche, c'est bien, c'est même une situation édénique, idéale. Mais sans étalonnage, on y reste, dans l'idéalité, ce qui n'est pas idéal : on ne prend la mesure de rien. Pas même de soi. Alors, "citoyen du monde" après être passé au formatage, des clous ! On compte avec un système, on parle une langue, on écrit avec un alphabet, on a des acquis, qui ne peuvent même pas être changés sans modifier profondément nos perceptions : "se rendre compte". Lorsqu'on est soi, on est soi, on ne peut être quelqu'un d'autre, se mettrait-on à sa place ! Je puis me mettre à la place de celui qui parle couramment l'euro, sauf que moi, je ne le parle pas. Je n'ai pas le même "toucher sensible" des choses que lui.
Quelquefois, les circonstances exigent que l'on reformate. A l'euro par exemple. Il fallait le faire. Pour être plus européens. Un peu plus en tous cas. Car l'euro n'est pas tout, et tout le monde ne suit pas un programme Erasme, évidemment. Mais c'était bien de le faire. Pour moi, tant pis. Je resterai entre deux formatages... Mais nous évoluons tous constamment entre une bénéfique structuration et une fatale psycho-rigidité.
Bon, les jeunes, faites gaffe à votre formatage. Ouvrez l'oeil. Ne vous laissez pas non plus formater au n'importe quoi. Surtout que si vous avez plus de deux ans, vous êtes déjà formatés...à l'euro. C'est pas vrai ?